Mardi 18 octobre 2016, ouverture de l’exposition « Fil rouge » de Nù Barreto à la Galerie LouiSimone à Abidjan. Une date significative pour l’artiste qui, à 50 ans, présente sa première exposition individuelle en Afrique. Son travail est pourtant reconnu à travers l’Europe, l’Asie, et l’Amérique où il a déjà eu à exposer.
Par Orphelie Thalmas
D’emblée, en observant chacun de ses tableaux, il ne fait aucun doute que Nu Barreto a une signature unique. Cette particularité nous a donné envie de le rencontrer pour en savoir davantage sur son univers.
Manuel Barreto naît en 1966 à Sao Domingos, en Guinée Bissau. A l’âge de 23 ans il part en France où il fait des études dans les domaines de la photographie et de l’image. De 1994 à 1996 il est inscrit à l’Ecole Nationale des métiers d’image. En 1993 il intègre l’Ecole de la photographie 4AEP. Depuis il s’est installé à Paris. Sa carrière professionnelle d’artiste peintre débute en 1998 au Portugal. Il expose ensuite en France, à New York, en Espagne, et en Chine. L’Afrique ne le découvrira vraiment qu’à partir de 2006 à l’occasion de la Biennale des Arts à Dakar où il est l’un des plus jeunes artistes à faire partir de la sélection officielle.
Cette année-là, c’est l’ivoirien Yacouba Konaté qui en est le commissaire. Nù Barreto parle de lui comme étant celui qui l’a mis sur le devant de la scène. Ils ont gardé le contact depuis et le commentaire du Professeur Konaté au sujet de son évolution est éloquent :
« Au fil de ses expositions dans les galeries, de ses expérimentations en ateliers, j’ai toujours pris plaisir et intérêt à voir son travail évoluer au diapason des thématiques variées (…) Je savais qu’il travaillais au dessin, mais je ne m’imaginais pas qu’il faisait si fort. »
Le paradoxe d’une carrière d’artiste
En effet Nù Barreto n’a pas commencé sa carrière d’artiste en tant que peintre et dessinateur. Il a exploré la photographie qu’il a étudiée à l’Université. Photographe de mode, photographe publicitaire, la transition s’est opérée par la force des choses mais aussi et surtout naturellement car le dessin, il le pratiquait depuis l’enfance. Il s’agit donc d’un don, un talent développé avec la
pratique. Et c’est avec cet Art que l’artiste a vraiment émergé.
« Je suis content de dire que je suis autodidacte pour ce qui est de la peinture et du dessin »
Ses lectures et ses expériences avec des amis peintres lui ont permis de préciser cet Art. Si sa photographie a un langage, le dessin et la peinture lui ont donné davantage d’opportunités.
« Il y a très peu de galeries dédiées à la photographie. C’est plus compliquée d’arriver à faire quelque chose avec la photo »
Nù Barreto n’a pas pour autant délaissé la photographie. Il a discrètement entamé un projet qui est lié aux problématiques en Guinée Bissau et qui implique les guinéens à travers le monde qui ont besoin d’exprimer leur mécontentement en fonction de leurs réalités. Il y voit un moyen de leur donner un porte-voix pour crier leur détresse, et travaille à faire aboutir ce travail à une campagne d’affichage dans la ville de Bissau, la Capitale. Ce projet rappelle bien le lien profond que l’artiste entretient avec son pays d’origine.
Un retour difficile au pays
En 2014, lors d’une interview, Nù Barreto exprime son désir de rentrer en Guinée Bissau après plus de vingt années passées en France. Deux ans plus tard, il vit toujours à Paris. Le projet de retour au pays a pris du retard. Entre coups d’Etat, assassinats politiques, et remous sociaux, La Guinée Bissau connaît une instabilité constante qui ne rassure pas l’artiste.
« L’instabilité et l’Art ne sont pas forcément de bons amis bien que l’Art travaille beaucoup sur les instabilités »
D’ailleurs Nù Barreto n’a jamais exposé en Guinée Bissau. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Mais ces différentes tentatives pour exposer son travail sur sa terre natale sont restées vaines. L’environnement n’est pas propice à l’épanouissement de l’Art.
« Je laisse le destin faire les choses »
lance t-il résolu
A cinquante ans, après plusieurs expositions dans le monde, c’est la Côte d’Ivoire qui le reçoit pour sa toute première exposition individuelle. Il y était déjà quelques mois auparavant pour l’exposition collective « Lumière d’Afrique » à la Fondation Donwahi.
Mais Nù n’a pas renoncé à son pays. Si sa carrière s’épanouit au-delà de ses limites, il continue de travailler à faire rougir l’expression « Nul n’est prophète chez soi ».
Un engagement constant
Pour l’artiste, un Art qui ne dérange pas n’a pas de vie. Fondamentalement engagé, Nù Barreto revendique cette responsabilité en tant qu’africain : Dénoncer les maux de son continents. Très au fait de l’actualité, les thématiques qui l’inspirent sont les inégalités sociales, l’immigration clandestine, les guerres. Chacun de ses croquis, chacune de ses peintures est un voile levée sur la choquante réalité en Afrique, un appel à une prise de conscience. Son travail ne s’adresse pas qu’aux
décideurs, mais également au peuple.
L’exposition « Fil rouge » s’inscrit naturellement dans cet état d’esprit.
« Je pense que je serai toujours engagé jusqu’à ce qu’il y ait un vrai changement »
Dans cette dynamique, il tient à ce que son Art bouscule de l’intérieur.
« Je suis pour un Art qui vous rentre dedans. Il doit vous accaparer. Je préfère avoir une œuvre dure à regarder que d’avoir une œuvre qui me laisse insensible. »
Et pour susciter ce sentiment à travers ses œuvres, l’artiste adopte une écriture unique.
Une écriture unique
Le langage de Nù Bareto est clair et sans détour. Il parle de la misère de l’Afrique. Il la déplore et la présente dans sa forme la plus flagrante avec une esthétique bien maîtrisée. La vue d’ensemble d’un tableau de l’artiste donne une vision parfaite de ce qu’il veut communiquer. Mais rapprocher vous et vous verrez davantage que ce que vous croyiez voir. Car Nù ne se contente
pas de dénoncer. Il suscite le débat.
Chacun des éléments dans ses œuvres répond à une réflexion. Rien n’est le fait du hasard. Tout a un
sens. Observer ses tableaux devient dès lors un exercice de décryptage pour atteindre un éveil de
conscience. De ce chantier, l’artiste a su développer sa propre signature.
Le fond grisâtre
Les œuvres de Nù Barreto sont peu colorées. Ses peintures ont quasiment toutes le même fond grisâtre que l’artiste appelle le Prétu Funguli (Noir Fungunli) qu’on assimile à la couleur cendre qui apparait sur les pieds asséchés. L’utilisation de cette couleur est une savante de métaphore de la pauvreté. Nù Barreto explique :
« En Guinée Bissau, les gens utilisent ce mot pour pouvoir séparer les classes les classes. Il est connu que celui qui n’a pas de crème de peau, n’a pas les moyens. C’est un mot qu’on utilise pour dire de quelqu’un qu’il est pauvre »
Les personnages
Dans les œuvres de Nù Barreto apparaissent ces corps. Chacun retombe à sa façon, chacun sa position, chacun de son côté. C’est un symbole de « laissé pour compte » que l’artiste a voulu exprimer après un séjour dans une Guinée Bissau en pleine crise socio politique. Une expression bien du pays traduit cette solitude dans la misère par l’expression « Lâchés comme des pollen en l’air »
C’est cette image que Nù a voulu illustrer dans ses tableaux. On peut sentir la détresse dans la forme
de ces personnages en pleine chute libre, qui flottent dans l’air, ou tentent d’émerger de l’eau.
Les petites touches de couleurs
« Depuis que je peints il n’y a pas une seule œuvre dans laquelle le rouge n’apparaît pas »
C’est un constat que le peintre fait. Rien n’a été prémédité. Mais il n’y a pas de hasard. C’est en analysant ce rouge qui s’est imposé naturellement dans son travail, qu’il en a déduit un sens. Dans la
culture africaine, le rouge est un signe de profondeur, de dureté qui rappelle l’engagement. En 2016, il décide d’entamer des croquis fait de rouge uniquement. Avec « Fil rouge », il propose une série de dessins dessiné uniquement avec un crayon lithographique rouge.
L’échelle omniprésente
Nù Barreto nous propose une métaphore de l’ascension sociale avec les échelles omniprésente dans ses toiles. On penserait presque au poème « Elévation » de Charles Baudelaire. Nous sommes dans une quête perpétuelle de réussite, d’évolution dans la société. Les personnages dispersés veulent atteindre ses échelles, les grimper pour sortir de ce fond grisâtre qui symbolise leur misère. Mais elles ont des marches en moins pour certaines, en débris pour d’autres. Cette destruction symbolise les obstacles qui ralentissent l’élévation.
La chaise
Il manque un pied à cette chaise que vous verrez souvent cachée quelque part dans certains tableaux. Bancale donc, elle se refuse à servir de répit à ces corps qui mènent une lutte acharnée pour avoir une assise. Ces échelles et ces chaises sont finalement de faux espoirs qui ne font qu’enfoncer le peuple.
La couronne
D’emblée, c’est un symbole de pouvoir qu’on y voit. Mais elle est peut-être aussi un clin d’œil à une citation de Jacques Séguéla, publicitaire français, en 2009 :
« Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, c’est qu’on a raté sa vie (…) Même si on est un clochard, on peut réussir à mettre 1500 Euros de côté»
Ces propos ont fait polémique mettant en évidence l’indifférence et l’égoïsme des titulaires du pouvoirs, vis-à-vis du peuple. La couronne qui se rapproche davantage du logo de la marque de luxe Rolex pourrait bien être dans certaines toiles pour appuyer les coups de gueule de Nù Barreto.
Mais où est l’espoir ?
Mais où est l’espoir dans tout ça ?
Si « Fil rouge » se veut une collection engagée, on peut quand même déceler une note d’espérance. Elle se matérialise à travers la toile « Esprit haut, tête haute (Dignité) » Une touche de vert, symbole de l’espoir, l’échelle parfaite au centre, des corps qui se retrouve hors du fond gris, Nù Barreto envisagerait-il une possibilité d’y arriver ?