Assis sur la terrasse de sa maison, nous l’attendions. ‘‘Nous’’ c’était, en fait, quatre personnes. Quatre slameurs. Quatre écrivains qui, depuis quelques mois, avaient réalisé, dans le noir de ses mots déposés sur le blanc d’une page, que cet homme vivait en nous. Nous nous rendîmes compte que nos mots à nous n’étaient que de retentissants échos de sa voix ivre de mémoire.
La lourdeur de cette rencontre avec notre passé nous rendirent tous silencieux. Chacun de nous s’était réfugié dans un quelque-part secret. Moi, je promenais mes yeux un peu partout. Le jardin. Les fauteuils. La gouvernante et ses va-et-vient par à-coups. Le salon et sa bibliothèque. Puis quelques bruits de pieds nous réveillèrent de notre inertie. C’était lui.
Calmement, il marcha jusqu’à nous. Pas de canne. Aucune difficulté à se mouvoir. Il n’y avait que sa paire de lunettes qui trahissaient les stigmates du temps : il a certainement dû voir des vertes et des pas mûres. En guise de vêtements, il portait un pantalon gris (ce mélange de noir et de blanc : était-ce la métaphore de son parcours ?) et une chemise d’un blanc immaculé qu’il avait pris soin de poser sur sa peau noire, ridée par endroit (était-ce, cette fois, un pied-de-nez ironique à notre nouvelle identité postcoloniale ?). C’était donc lui. Celui dont le Climbié a porté avec douceur notre enfance de lecteur. Il aura, dans quelques mois, cent ans ; alors pour nous ce fut une claque ! Bientôt cent ans ! Rien que ça…
Bernard Dadié nous salua dans la main. Dans la main… Jamais je ne m’étais imaginé pouvoir être aussi proche de cent années de mémoire d’une histoire âprement vécue. Bernard Dadié s’assit. Il nous regardait. Il semblait surtout intrigué de voir, un lundi matin, quatre jeunes qu’il ne connaissait ni d’Adam ni d’Eve. Mais il savait, sans doute, qu’il nous connaissait de Climbié et de N’dabian. Etant à l’origine de cette rencontre, je me fis porte-parole de ma génération. Je présentai les membres du collectif et lui annonçai le motif de notre visite :
« Nous désirons organiser une performance de slam qui s’intitulera Les Héritiers de Dadié, en guise de célébration pour vos cent ans, mais surtout d’hommage pour votre carrière d’écrivain. Ainsi, nous aimerions avoir votre accord de principe. »
Il dit qu’il n’a pas bien entendu. Il voulut que j’approchasse. Alors je me levai de mon siège et m’assis…à sa droite. Maintenant, deux univers, deux mondes, deux façons de penser la vie et l’Autre, deux générations, deux périodes de l’histoire (Colonisation et post-colonisation !)se côtoyèrent. Moi, vêtu d’une chemise en jean, d’un tee-shirt, d’un bermuda et les yeux cachés par des lunettes de soleil… A côté, il me regardait.
Je repris ce que j’avais dit. Il sourit puis accepta. Comme ça. Aussi simplement. Dès cet instant, les murs de l’indifférence qui séparaient sa génération de la nôtre s’ébranlèrent. Il était devenu le grand père et nous les petits-enfants. Nous parlâmes de tout, jamais de rien. Il raconta son retour en Côte d’ivoire en 1947 comme je raconterais un évènement que j’ai vécu en 2014. Bernard Dadié parla de sa carrière d’écrivain et nous donna une très belle anecdote :
« J’avais fini d’écrire un recueil de nouvelles dont je n’arrivais pas à trouver le titre. Je réfléchissais mais rien. Alors je le fis lire à mon ami Léon… Léon Gontran Damas. Quand il finit de le lire, il s’est écrié : ‘‘Mais Bernard, intitule ce livre Le Pagne noir !’’C’est ainsi que j’ai trouvé le titre de ce recueil. »
Aurait-il pu oublier de nous donner quelques détails de son ‘‘amitié’’ avec Félix Houphouët Boigny ? De son rêve de devenir enseignant qui se dissipa lorsqu’il vit un garde-cercle (la police coloniale) battre un professeur de collège ? Du regret de savoir que nous n’étions pas encore indépendants ?
Il nous glissa presqu’avec une pointe de douleur : « Mais vous êtes tous habillés comme des blancs. Mes enfants, refusez la colonisation. » Deux heures durant, j’étais en face de cent ans de négritude, de révolte contre l’injustice, de conscience de soi, d’amour passionné pour l’Autre.
Un pan de notre histoire, de notre mémoire s’était comme figé dans le creux de ses rides. Puis vint le douloureux instant des au-revoir : il nous fallut partir. Alors comme remerciement, nous lui offrîmes ce que ses mots avaient fait de nous ; nous lui offrîmes un spectacle de slam. Il souriait à chacun de nos mots. Peut-être s’y entendait-il…
Si Kourouma a chuchoté bruyamment que « quand on refuse, on dit non », c’est bien parce que Bernard Dadié avait, longtemps avant lui, fait de cette phrase sa raison de vivre et d’agir. Il y a un mois à peine, Matthieu Ekra nous quittait. Bernard Dadié est, donc, le dernier des hommes pour qui ces femmes ont été, à corps et vies perdus, marché ce 24 décembre 1949. Seul aujourd’hui, il demeure le dernier prisonnier. Sa cellule est maintenant voisine à celle de notre mémoire presque jamais interrogée.
Alain A.