Route de Bassam, en Côte d’Ivoire. Le soleil tape. Les vitres de la voiture sont montées. A l’intérieur, c’est l’harmattan. Bassam est derrière notre petite famille. J’aurais donc dû dire, route d’Abidjan. 17heures, sur fond de musique, papa au volant, nous parle. Samedi prochain il part au village, à Orbaff. Rien de nouveau. Assez récurrent même. Il nous veut de la partie. Innovation ! J’exagère ! Quelque chose de rare plutôt. Mais à évènement exceptionnel, réaction exceptionnelle. Ce Fameux samedi là, il y aura L’EB-EB (prononcez « èbéb » ).
Par Orphelie Thalmas
L’Eb-Eb, c’est la cérémonie par laquelle, la communauté villageoise confie le pays à gouverner à une classe d’âge. Il s’agit aussi de la législature durant laquelle une classe d’âge gouverne. La durée de la législature est de 8 ans.
Cet évènement revêt une importance particulière dans la communauté Adjoukrou. Je ne fus donc pas surprise par l’engagement de mon père, s’efforçant de nous convaincre d’en être, mes frères et moi. Appréhension, même désintérêt caractérisaient les réactions à l’arrière du véhicule.Ecarter tout programme éventuel de week-end, avec des amis, ou juste enfermé dans la maison à ne rien faire, pour le village, paraissait ennuyant, surtout pour mes frères.
Fixant à travers la vitre, le paysage de cocotiers et d’artisans au bord de la route, je voyais l’Eb-eb comme une occasion de faire quelque chose d’original. Original ? Bah dis donc ! j’en suis à considérer ce qui devrait être quelque chose de naturel pour moi, comme une activité hors norme, atypique même. C’est bien là, la citadine déracinée (je l’avoue sans en être fière), qui s’exprime ! Bref, en bonus, j’entrevoyais la possibilité de faire de cette expérience, un sujet d’article, qui se révélait à moi, comme parfait, au fur et à mesure que mon père s’enfonçait dans son argumentation. J’irai à Orbaff samedi prochain.
Mes frères, interloqués par ma décision de suivre papa, se résolurent à en être, 30 minutes avant le départ. C’est dans des fous rires en réaction à la « spontanéité forcée » de mes deux cadets, que nous quittâmes Abidjan.
10 heures, route de Dabou. L’émerveillement est général. Un paysage vert lumineux, un ciel bleu clair, des plantations d’hévéa, la lagune, la belle, la propre, en « fond d’écran »… Nous étions fixés à cet autre monde, loin de la turbulence d’Abidjan. La pureté de cette scène était apaisante. Mon frère n’arrêtait pas de rappeler que c’était une vraie campagne- le genre où l’on se retire pour se reposer-. Je devinais mon papa, ravi à l’intérieur. Je l’étais également. Mon CD des Daara J family tournait, et tous les passagers semblaient aimer.
Au bout de 30 minutes, Orbaff s’offrait à nous, chargé de monde, résonnant de musique, tremblant sous les pas dansant des fêtards, décoré de ces patriarches , futurs hommes de décisions, sublimés par l’or et le riche tissu Kita.
Tout était prêt. Longeant les rues du village, rencontrant à chaque dix mètres des patriarches, hommes et femmes richement vêtus ; à leurs pieds, des récipients emballés, destinés à recevoir des présents.
Au fur et mesure, tous se dirigèrent vers la grande place du village qui avait vu se célébrer de grands évènements comme le LOW (fête de génération).
C’était le moment. Le pouvoir allait être transmis. C’était l’Eb-Eb, le sacre des gouvernants, l’investiture politico-religieuse. Les gouvernants arrivent parés de pagnes splendides et couverts d’or pur, entourés de leurs parents et amis chantant les louanges des impétrants. Chez moi, à Orbaff, c’est depuis l’entrée de leur cour qu’ils sont accueillis par tout le quartier et conduits jusqu’au lieu de cérémonie.
Après l’installation, le MILOWL de la classe d’âge en fin d’exercice s’adresse avec solennité aux candidats, puis à la foule (voyez l’organisation…). Ah ! Pardon ! Le MILOWL, c’est l’officiant de la classe sortante (juste ça !). Son discours est suivi de l’invocation religieuse. En attendant je me débats dans une foule toujours grandissante pour apercevoir mon senior, faire le maître de cérémonie.
Ici, le MILOWL invoque FONIAMBA (Dieu) et WUSS (mère nourricière). Il demande pour les candidats à l’investiture, sagesse et longévité, qu’ils soient maîtres du pouvoir, et non l’inverse (LIDR EB – EB KIDR EL). Pour les femmes, il sollicite fécondité et vertu (Bien évidemment, me suis-je dit), et enfin pour le village, paix et prospérité. Ce n’est qu’à la fin de cette prière que les attributs du pouvoir seront remis au MILOWL de la classe d’âge candidate à l’investiture.
C’est l’heure du sacre. Prenant une pincée de FEFR (kaolin), l’officient ponctue le front du récipiendaire, juste entre les arcades sourcilières, SIEGE DE LA CONSCIENCE MORALE. Puis avec une seconde pincée, il frotte le poignet droit du candidat. Ensuite il soulève les bras du consacré qui doucement se lève. Il lui remet ensuite les insignes du pouvoir :
– Du pagne : Désormais l’EBEBU peut intervenir en assemblée sans faire descendre le pagne de l’épaule comme on l’exige pour les non consacrés.
– De la coiffe : L’EBEBU peut s’adresser au cours d’une assemblée, le chapeau en tête.
– Du chasse-mouche : Il l’utilisera pour chasser les mauvais esprits.
Ainsi les EBEBU détiennent le pouvoir politico – religieux.
La classe d’âge sortante est officiellement, à la retraite. Les fonctions changent. Quoique, au-dessus des EBEBU existent les classes d’âges des retraités, qui eux, n’exercent aucune fonction précise. Les M’BORMAN (72-80 ans), les M’BEDIE (80-88 ans), et les ABREMAN (88-96 ans). Ces derniers sont appelés « milakjn », c’est-à-dire cendres. A Orbaff, ils ne sont que 3 hommes. Rares sont ceux qui survivent à plusieurs prises de pouvoir.
Ainsi les EBEBU détiennent le pouvoir politico – religieux. Avec leurs bénédictions, les ADORIFI exercent le pouvoir. Ceux-là, mes recherches m’ont appris que ce sont les hommes de parole. Ils jouent le rôle d’avocats, d’orateurs. Ils président l’arbitrage des conflits.
Il ya une autre cérémonie qui a lieu en même temps que l’EB-EB. C’est le LAB-EB, qui a été institué dans le cadre d’un besoin de cadres pour l’exécution des travaux d’intérêt public. La classe concernée (MAB ES EL) reçoit donc une machette, une lance et une hotte.
J’avoue qu’en entreprenant écrire sur cet évènement, je n’avais pas imaginé découvrir un mécanisme aussi complexe, mais également savamment élaboré que celui du peuple ODJUKRU. Et dire que c’est le mien…Mais comme qui dirait, il n’est jamais trop tard pour apprendre.
J’apprendrai donc au sortir de ce périple que j’appartiens à un peuple qui s’est concentré sur l’organisation de son pouvoir politique et qui a fait de ses institutions, un sujet d’évènements attirant un monde impressionnant , sur ces terres. J’ai pu m’en rendre compte à mes dépens, en rentrant à Abidjan. L’embouteillage du retour était sans pareil…